# LIEU DIRE ### Cartographie avant travaux Le seul pays véritable est celui que tu inventes. C’est le pays où ton désir prend substance, celui qui te contient et que tu contiens. Tu le reconnaîtras dès l’instant où il te reconnaîtra. ### Non-lieu Tous les livres sont refermés disparues les maisons fini les cours les jardins les vertiges en colimaçon les étages les greniers fini les trottoirs les ruelles disparues toutes les maisons où faut-il remeubler ce roman orphelin que faut-il habiter à défaut de trouver un lieu sans histoire que faire d’une histoire sans lieu > lorsque tu écrivais je savais où te lire > lorsque tu voyageais je savais où te suivre > quand tu nageais où me noyer > quand tu parlais où me taire toutes les cartes sont vierges tout le décor démonté fini le paysage il ne reste pas même une ligne de fuite ni horizon ni haut ni bas et c’est encore moins que le vide c’est une pesanteur sans chute une chute sans impact un trou dans la mémoire aux bords tranchants et cannibales > car tu as refermé tous les livres ### Acapulco Où poser l’équation sur quel carré de bitume sous quelle siliceuse nuit > là où l’on n’est jamais allé > là où l’on ne reviendra plus > le lieu et son envers l’angle s’incarne en folles ombres sous la trame à peine posée d’un voile de texte et de sang fleuve sans trêve aux écumes brutales eau charbonneuse léchant la rive blême mots prononcés puis renversés > je parlerai toutes les langues > j’enchanterai tous les mondes > j’assouvirai toutes vos faims dans cette cour sur cette plage l’enfance du verbe s’aiguise genoux et tête couronnés sur cette chair ensemencée la parole vient s’échouer en brûlots effilochés > là où le temps s’est dissous > puis réveillé adulte > dans une clameur dévastée l’animal couvre une proie dont il n’étreint que l’apparence et qui le réduit en poussière le nom du fleuve est un fleuve le prononcer dure une éternité le taire coûte plus encore > ce que l’on n’a jamais écrit > ce que l’on récrit jour après jour > texture et corrosion sauvage solide et solaire une lance aveugle à la main la guerrière dicte sa loi > je marcherai sur la ville > vous ne saurez où m’attendre > je serai vengeance et naufrage le sable laissé par la mue laisse filer entre ses doigts un souffle sans substance bientôt rien ne se ressemblera plus les fleuves seront bus par leur source tout tiendra dans un filet d’eau > je suis l’éclaireuse invaincue > de l’armée du reflux > je vous aime abreuvez-moi ### Lou Deux villes dont je ne suis pas deux villes désenchantées la première au printemps la deuxième en hiver la troisième les mangera ### Songe de la rue souveraine Petite automobile bleue sur les pavés d’une hypothèse de ville silence de pierre blanche aux rideaux tirés la ville est grande l’hypothèse est osée l’impasse brumeuse et profonde petite pluie tranchante lourde respiration poings fermés longue attente > les mots ne vengent rien un double tour de clé toute la ville est en voyage un billet glissé sous la porte où la pluie passera aussi et le froid et l’effacement tout s’engouffrera sous la porte toute la ville est morte > les mots n’abrègent ni ne prolongent rien le long d’un canal ébréché je visite des ombres on me marche sur les pieds on ne me connaît pas la rue est souveraine la rue ivre de vie perce la ville morte la ville s’ouvre en deux sur un noyau de papier imprimé > brusque entrelacs de mots qui ne révèle rien ### Une lettre Elle écrit une lettre elle ne raconte rien elle ne dit pas son nom elle ne dit pas non plus devinez-moi elle sait peut-être qu’on essaiera on sait que l’exercice est vain il y a trop d’indices l’histoire est trop écrite l’erreur serait de suivre ce chemin si parfait de valider chaque trait du brouillon comme s’il n’y avait pas d’autre choix un seul pas de côté change la perspective on ne le fera pas la peur du non-écrit valide le chemin ainsi se fige le monde ainsi s’impose le lieu alors qu’il eût suffi de chiffonner la lettre ou d’en récrire chaque mot ## Calques D’abord l’épiderme du lieu terre vierge et impassible un jour une trace hésitante apparaît dans le champ progresse et s’arrête ici un autre jour une autre trace croise la première et ne s’arrête pas l’être qui s’est arrêté suit des yeux l’être qui passe et son regard peint une histoire couche après couche il enjolive redistribue les lignes au gré de ses fantasmes peu à peu sa mémoire fléchit se répand en aplats trompeurs et brouille le paysage il se demandera bientôt quand plus rien ne sera lisible ce qui a étouffé le lieu ce qui a effacé l’histoire ### Ici Aujourd’hui, j’habite un village posé sur une table. Ici n’est pas vraiment un lieu, c’est une sorte de brouillon figé dans une époque où tout était encore à naître, un embryon d’espace-temps qui n’envisage même pas la notion de regret. Ici, je fais mon travail, sans impatience ni lassitude. Je bâtis des maisons sur les ruines d’autres maisons. Je creuse des routes et des chemins dont je ne saurai jamais s’ils mènent quelque part. Cela importe peu, ici ne se soucie pas d’un ailleurs. Parfois je me pose sur une pierre et je regarde passer les trains. Eux ne me regardent pas, ils ignorent sans doute mon existence et se contentent, tout comme moi, de faire leur travail. Que transportent-ils ? Où le transportent-ils ? Cela non plus n’a guère d’importance, de toute façon ils ne disparaissent jamais vraiment du paysage. Aujourd’hui, j’habite une maison bâtie dans un village posé sur une table, par la fenêtre je regarde passer des trains qui ne se soucient pas d’un ailleurs. C’est une belle vie, tranquille et sans surprises, sans souvenirs non plus. C’est une belle vie. ### Lieu dire Une croix sur la carte un caillou parmi les cailloux une approximation il faudra préciser il faudra converger réduire l’angle de champ puis nommer puis valider faire son trou > lieu-dit en gratter la surface en défaire couche après couche exhumer l’os sous les strates du temps reprendre possession du cadre avant l’image retrouver l’être avant le faire entrer dans une maison vide se projeter sur le mur poser l’image dans le cadre mentir par anticipation et remeubler > lieux-dits des centaines de croix sur la carte un chemin de centaines de croix elle est passée par ici il repassera par là peut-être pour effacer les traces peut-être pour les souligner validera chaque trait du brouillon ou récrira tout au choix ### Rome Voilà des questions qu’il se pose depuis longtemps, qu’il traîne après lui telle une laisse indéchirable, de sorte qu’il n’avance plus, de sorte que la route sous ses pas a fini par s’effacer. Pourquoi tout cet espace ? Pourquoi ce trou béant ? Vous n’étiez pas la première et ne seriez pas la dernière. Vous n’étiez ni celle-ci ni celle-là, vous n’aviez pas les yeux d’Elsa, il ne vous a jamais épousée, ce n’est pas pour vous qu’il tremble quand la nuit montre les crocs. Vous n’avez pas été la mieux aimée, ni même la plus désirée. Alors pourquoi avez-vous pris tant de place entre les lignes de sa vie ? Cela se compte en décennies, en milliers de kilomètres-carrés mais ce n’est pas déchiffrable. En vérité, c’est une immense page blanche, peut-être une banquise. Tout ce froid, tout ce vide et pas d’explication. Voilà donc les questions qu’il se pose et voilà ce qu’il croit : qu’il n’y a pas d’explication, qu’il est la proie d’une improbable énigme. ### Règle allusive Quand la personne devient lieu, quand elle énonce de mémoire sa propre topographie et demande confirmation, il faut que le désir s’en mêle. Il faut que tout s’emmêle, fantasme et vérité, connaissance et religion. Le désir seul est l’instrument de cette mesure empirique, c’est lui qui invente la chair du paysage. ━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━━ => ./index.gmi ↩️ TEXTES PERSONNELS => ../index.gmi 🏠 ACCUEIL